Crédit : Mirco Magliocca
Pelléas et Mélisande au Capitole de Toulouse
19/05/2024 - Résonances Lyriques, Didier Roumilhac
On se demande pourquoi on peut parler de « Moment Pelléas » – moment suspendu et unique – à propos de la création de Pelléas et Mélisande à l’Opéra-Comique en 1902, quand tous les éléments qui cumulent dans l’opéra étaient déjà présents, mais épars, dans le contexte musical de l’époque ? Pour en donner une idée : la mélodie continue (Wagner, Moussorgski…), un opéra sans libretto mais composé directement à partir d’une œuvre littéraire (sujet débattu par Gounod), registre naturaliste par touches emprunté au courant artistique majoritaire de l’époque (Le Rêve d’Alfred Bruneau, Louise, voire Paillasse). Le « moment » est pourtant historique et vécu comme tel. André Messager, qui a dirigé la création et mis en ordre les parties d’orchestre, ou Émile Vuillermoz, entre autres, s’en font l’écho ; sans être une nouvelle bataille d’Hernani les quolibets fusent à la générale, écrit le premier ; le second rappelle la présence dans la salle de « Gilets-rouges » thuriféraires pour rétablir le silence. Quoi qu’il en soit le climat est apaisé à la première. Mais c’est l’événement musical lui-même qui fait date : pour le compositeur, c’est une nouvelle façon d’écrire de la musique d’opéra et de proposer au public un ouvrage disruptif, pour ce dernier un contact avec une forme dont il voit plus ce qu’elle apporte de nouveau que ce qu’elle doit au passé.
Résumée l’intrigue n’a rien d’original. Une jeune femme Mélisande s’éprend de Pelléas demi-frère de son époux Golaud. Tous sont marqués par un passé mystérieux. Golaud sombre dans des crises de jalousie, tue l’amant de sa femme et indirectement provoque la mort de celle-ci.
Un opéra symboliste ?
Rien ne fonctionne comme dans un texte théâtral classique par coups de théâtre, éclats ostentatoires. Les sentiments glissent d’une scène à l’autre subrepticement. C’est une bague qui tombe dans l’eau au moment d’un accident de cheval, une dague aussi gauchement empruntée que les revolvers dans Werther, des paroles de sagesse réitérées sans effet par Arkel, une mort volée au tragique… Ce sont des apparitions furtives de moutons, de malheureux, et même dans un lieu aussi glauque que le royaume d’Allemonde d’enfants, le petit Yniold, voire le nouveau-né du dénouement.
Dans une pièce symboliste l’ombre joue avec la lumière, les eaux claires alternent avec les eaux dormantes, les souterrains succèdent aux grottes et aux bassins.
La musique serait attendue si on s’en tenait à le vérifier sur quelques structures courantes : un récitatif qui progresse vers l’arioso, le cantabile ou la mélodie ; des leitmotivs, certes incertains, mais identifiables. Mais rien n’est pourtant aussi simple dans un opéra envoûtant, intemporel, en apesanteur. L’« ambiance » y est créée par des moyens nouveaux : de subtils décalages texte-chant (accordés à l’évanescence), des motifs qui anticipent ou retardent, un flou qui, comme le voyait Pierre Boulez, admirateur de la partition, est redevable à l’intelligence créatrice du compositeur. Debussy lui-même en prenait conscience dans « M. Croche » : « La musique a un rythme dont la force secrète dirige le développement ; les mouvements de l’âme en sont un autre plus instinctivement général et soumis à de multiples événements. De la juxtaposition de ces deux rythmes il naît un perpétuel conflit. Cela s’accomplit en même temps : ou la musique s’essouffle à courir après un personnage, ou le personnage s’assoit sur une note pour permettre à la musique de le rattraper. »
La mise en scène d’Éric Ruf
Déjà connue par d’autres dates de la coproduction, la mise en scène d’ Éric Ruf séduit. Elle s’inscrit dans le courant du Symbolisme auquel on rattache le plus souvent l’ouvrage. Pour autant le spectacle n’aligne pas la succession de signifiants qu’autoriserait le texte (la grotte, les souterrains, la chevelure baudelairienne, jusqu’aux « trois vieux pauvres » ou aux énigmatiques moutons). C’est la pièce de théâtre qui est mise en avant, avec des situations et des personnages auxquels le spectateur s’intéresse. Ce sera un des traits majeurs de la production. Certes le château d’Allemonde vaguement médiéval n’est pas conservé, mais la scénographie fonctionne par équivalences. La base de sous-marins de Keroman qui, d’après la note d’intention, sert de modèle au décor en a une fonction proche et fait gagner en universalité. Les murs y sont cyclopéens, les rais de lumières rares ; le vaste filet qui surplombe le décor permet d’inonder la scène dont l’atmosphère reste fétide et angoissante. Les didascalies internes finiront de faire imaginer les lieux qui sont autant de contextes à des déplacements cadencés, mais aussi à des états d’âmes. Visuellement apparaissent les références à Klimt ou aux icônes orthodoxes ; elles donnent à la scène de la fenêtre une dimension picturale et une opulence particulière. Les costumes signés Christian Lacroix ne sont pas sans renforcer jusqu’à l’existence physique des personnages, la traîne de Mélisande, signe d’une vie antérieure, à l’acte I, ses robes noires ou blanches diamantées en étant autant de fixations identificatoires.
Si les personnages au départ paraissent inconsistants, évanescents, en ne se touchant pas, ils vont progressivement exister dans leurs rapports, même si le poids des mots l’emporte sur les gestes. Mélisande va apprendre à ruser, à mentir, Golaud à manier la violence, y compris contre son propre fils dont il n’obtient pas les révélations qu’il souhaitait. Les interrogatoires du prince sont alors menés comme dans un opéra naturaliste (on pense à Paillasse face à Nedda) ; sa mise à l’écart par Arkel donne à la mort une intensité poignante à la limite du soutenable. Les servantes limitées à trois rappellent les trois malheureux de la grotte, voire les Nornes du Crépuscule des Dieux. La relation de Mélisande avec Pelléas passe par les moments de théâtre attendus. La perte de la bague, les longs cheveux qui descendent de la tour concrétisés, l’ultime rencontre où un grand duo à la Massenet congédie en partie la mélodie continue pour donner toute leur place aux accents de la passion sont un autre versant de la pièce traduite dans une mise en scène attentive aux moindres nuances.
Orchestre et distribution
On ne pouvait faire meilleur choix que celui de Léo Hussain, grand connaisseur de la musique française et qu’on avait apprécié dans la captation de La Princesse jaune de Saint-Saëns, pour conduire l’Orchestre national du Capitole dans Debussy. L’orchestre commence, comme à Bayreuth, sans que l’arrivée du chef soit saluée. Sans jamais couvrir les voix Léo Hussain développe un long poème symphonique attentif au chant, sachant lui donner la souplesse de la mélodie mais aussi l’efficacité du théâtre, l’action avançant à travers la mise en valeur des pupitres (qu’il serait trop long d’énumérer) comme dans ce qu’a de complexe et d’inouïe la diaprure harmonique et rythmique de la partition.
Victoire Bunel dit avoir été bouleversée par une audition discographique de Pelléas et Mélisande alors qu’elle était étudiante. Le rôle de Mélisande semble fait pour elle. La femme fragile et mystérieuse de la première rencontre avec Golaud va se structurer en véritable personnage à travers les épreuves ; le soutien de la voix y contribue comme le jeu. La première est diaphane, aérienne, marquée par une superbe fluidité des registres et des inflexions vocales particulièrement expressives ; cette pureté n’en traduit pas moins tous les affects du rôle que la comédienne vit littéralement. La scène de la mort est d’une évidente beauté.
Marc Mauillon est un de nos très grands interprètes du style baroque qu’il a élargi à d’autres répertoires, y compris l’opéra-bouffe avec ses prestations récentes dans La Vie parisienne du Palazzetto Bru Zane. C’est dire l’attention chez lui portée à l’authenticité dramatique et musicale des rôles qu’il aborde. Par-delà ses grands devanciers, Jacques Jansen ou Camille Maurane, il parvient par la clarté du timbre, l’impeccable diction, la projection des notes qui se font alliées des mots à imposer un chanteur idéal ; sa jeunesse, sa fougue, son charme sont aussi partie prenante d’un jeu qui ne se relâche jamais.
Tassis Christoyannis est un Golaud magnifique de voix et d’interprétation scénique ; le personnage existe, inquiet, tragique, en quasi état second dans la jalousie torturante ; le legato, la puissance de la voix, les couleurs dont disposent les harmoniques offrent un profil vocal adapté à l’ampleur du rôle.
Hunding, le roi Marke ou Daland sont les rôles de Franz-Josef Selig qui n’a aucun mal à se glisser dans les beaux monologues d’Arkel énoncés avec éloquence et noblesse vocale, le rôle isolant le personnage dans dans son aveuglement des événements, sauf à l’acte V où il maîtrise la marche du dénouement. Autre wagnérienne patentée, Janina Baechle offre à l’air de Geneviève un chant déclamé pétri d’humanité.
Anne-Sophie Petit est parfaite en Yniold.
Même si l’ouvrage en lui même peut créer des blocages chez certains spectateurs, la réussite d’une production comme celle du Capitole permet de compenser ; les longs et enthousiastes applaudissements en ont été la preuve.