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Le Couronnement de Poppée au Théâtre des Champs-Elysées

« Rarement impératrice déchue n’aura été aussi bien défendue sur scène, d’abord par l’intelligence du texte et la qualité de l’articulation, par la profondeur du timbre et sa richesse harmoniques, par la fluidité de son souffle et la précision de son focus, et enfin, et surtout par sa musicalité à fleur de peau. Victoire Bunel incarne un Octavie digne, noble, profondément désespérée et terriblement émouvante. »

Crédit : Jean Fleuriot

Le Couronnement de Poppée au Théâtre des Champs-Elysées

19 décembre 2024 - Classykeo, Philippe Scagni

Auteurs : Claudio Monteverdi et le Banquet Céleste

Le lieu : Rome en 62 après JC. Le règne de Néron est à son apogée en terme de décadence et de cruauté. l’empereur, après avoir fait exécuter sa propre mère, Agrippine, parvient à faire prononcer le divorce avec l’impératrice Octavie (qu’il fera assassiner quelques mois plus tard) afin d’épouser sa maitresse Poppée, non sans avoir avoir exilé en Lusitanie l’amant officiel de cette dernière, Othon….

Les personnages

Néron : c’est la figure du criminel antique par excellence, hyper-sexualisé, débauché sanguinaire et orgiaque, ayant fait assassiner au fil de son règne tous les membres de sa famille qu’il considérait comme des menaces, en bon paranoïaque. Monteverdi fait cependant de lui dans l’oeuvre essentiellement un amoureux fou, dévoré par sa passion et obnubilé par sa maitresse. Ray Chenez, son interprète, ne lui rend que partiellement justice. Si la sensualité et la délicatesse sont bien servis par ses phrasés poétiques et une élégance notable, la voix manque parfois de souplesse dans la partie aigüe du rôle et trahit quelques soucis d’intonation, allant jusqu’à la crispation dans les passages les plus torrentiels de ses duos avec Poppée.

Poppée : c’est la manipulatrice ambitieuse et carriériste par excellence, encourageant l’empereur dans tous ses excès criminels. Catherine Trottmann, sanglée dans une robe bleu-nuit sexy en diable, ne fait qu’une bouchée du rôle pourtant écrasant de la jeune aristocrate intrigante devenue impératrice, au prix de nombreux méfaits et intrigues. De son riche médium rond et cuivré, elle délie des phrases infinies d’un souffle élastique et maitrisé, proposant des pianissimi fondants dans les aigus, ou bien dans les airs de rage et d’exultation, offre à l’auditoire un métal acéré et percutant qui clouent l’auditoire sur place tant la conviction de la chanteuse et de l’actrice emporte la moindre réticence..

Octavie : Rarement impératrice déchue n’aura été aussi bien défendue sur scène, d’abord par l’intelligence du texte et la qualité de l’articulation, par la profondeur du timbre et sa richesse harmoniques, par la fluidité de son souffle et la précision de son focus, et enfin, et surtout par sa musicalité à fleur de peau. Victoire Bunel incarne un Octavie digne, noble, profondément désespérée et terriblement émouvante.

Othon : l’amant éconduit de Poppée (en réalité son mari contraint au divorce selon Suétone) est une des belles surprises de la soirée. Paul-Antoine Benos-Dijan défend ce personnage maladroit et un brin pleurnichard avec beaucoup de fougue, d’éloquence et d’empathie, ralliant le public à sa cause par son implication dramatique, mais aussi par ses qualités vocales. Son contre-ténor robuste, ample et aux couleurs sombres emplit toute la salle sans efforts, servant chaque scène par des phrasés pensée à la musicalité sans faille, dardant des aigus ronds et chauds sans l’once d’un forçage.

Sénèque : la figure du Philosophe, tuteur de Néron emporté par la folie de son maitre qui le contraint au suicide après qu’il eût oser critiquer la répudiation d’Octavie et le mariage futur entre les deux amants machiavéliques, est un rôle de choix pour les grandes basses. Adrien Mathonat arrive à se frayer un chemin entre les grands noms ayant défendu le rôle, avec des moyens puissants et un volume explosif allant parfois jusqu’à l’excès. Sa qualité de projection est cependant ternie par des sons un peu engorgés, une certaine raideur dans l’expression et une théâtralité un tantinet figée.

La Nourrice : Paul Figuier, annoncé souffrant, semble en effet accuser des soucis de placement dans le médium et dans le grave, certaines fins de phrases semblant dévisser et son intonation lui faire défaut. Mais il réussit à mobiliser ses moyens et son talent pour donner corps à cette Nourrice à la fois drolatique et sentencieuse, d’abord par sa nature comique et débonnaire, et par le beau métal qu’il insuffle à son médium plantureux et à ses aigus aériens, faisant de la berceuse dans les jardins (Oblivion soave) un des moments suspendus les plus touchants de la soirée.

Valeria La Grotta alterne Fortune, Damigella et Drusilla avec une fausse légèreté et une ingénuité désarmantes, donnant à la jeune patricienne éprise d’Othon une vraie complexité et des couleurs variées, faisant jaillir des aigus clairs et canalisés à l’envie, et offrant à la Déesse Fortune un beau monologue franc et solide, servi par un médium bien calibré et une projection toujours égale.

Camille Poul survole avec aisance et brio les rôles pourtant dissemblables du Valet et d’Amour (le grand vainqueur de la soirée), en composant de sa voix chaude et éclatante, riche en harmonique et au velours étoffé, pour le Valet une figure moqueuse et provocante, et pour l’Amour un Dieu arrogant, sans scrupules, sûr de son fait et méprisant les conséquences de son triomphe, avec une gouaille, une qualité d’articulation, une italianità dans l’élocution du texte tout à fait louables.

Sebastian Monti est un Lucain solide mais un peu fade dans son unique scène de folie, où plutôt que de se montrer totalement ivre de sang et de luxure dans cette surenchère vocale étourdissante avec Néron, il semble focalisé sur la justesse de ses vocalises et sur la qualité et l’impact de ses grands aigus finaux, qui sont pourtant exécutés sans difficulté, plutôt que sur la démence contagieuse du personnage.

Thibaut Givaja semble plus s’amuser en soldat endormi ou en émissaire impérial malhabile, et profite de ses courtes scènes pour camper de sa voix bien placée et bien canalisée des personnages saisissants qui font mouche.

Enfin Yannis François est plus convaincant dans le trio des disciples de Sénèque où il mêle avec savoir-faire son timbre et son phrasé à ses deux compères, que dans le rôle du Licteur, où son phrasé mal dessiné se perd dans les exigences de la composition monteverdienne.

Brigade sans comissaire

Le Banquet Céleste, enfin, sert cette partition complexe sans chef, en l’absence de Damien Guillon, parti vers d’autres horizons. Certes, la connaissance de l’ouvrage et les nombreuses représentations lors de la création bretonne de la production s’entendent clairement, et on constate avec soulagement la grande capacité d’écoute réciproque et la sensibilité commune de tous les instrumentistes pour défendre ce polar-fleuve de presque trois heures. Mais l’effectif un peu restreint (douze musiciens seulement) pour défendre cet ouvrage de référence est un peu sous-dimensionné, délivrant à l’auditoire un son trop restreint et manquant d’emphase. L’absence d’un chef peut passer inaperçue dans les grandes plages de récitatifs accompagnés, les continuistes ayant l’habitude de se diriger sur les appuis du texte des chanteurs sans direction nécéssaire, mais cette absence saute cruellement aux yeux et aux oreilles dans les ritournelles par trop répétitives et dans les passage orchestraux massifs, où les deux violons, le violone et les bois semblent un peu perdus sans la fougue et l’élan vital d’un chef sur lesquels se greffer.

Le public du TCE salue la performance athlétique et la générosité musicale des instrumentistes et des chanteurs par des salves d’applaudissement nourris et chaleureux.