Ôte-toi de mon soleil - Phaéton Versailles
30/05/2018 - Forum Opéra - Laurent Bury
Que le Phaéton de Lully ait été une allusion à la chute de Fouquet, ministre coupable d’avoir voulu s’élever trop près du roi-Soleil, c’est possible, mais pour sa mise en scène, Benjamin Lazar a choisi de tout autres clefs de lecture. Cette terrible histoire d’ambition dévorante pourrait se dérouler dans n’importe quel cadre sans rien perdre de sa force, comme nous le montrent les sobres et monumentaux décors de Mathieu Lorry-Dupuy et les costumes d’Alain Blanchot mêlant délibérément époques et lieux. Dans cette tragédie lyrique où l’art lullyste du dialogue atteint des sommets, tout se joue dans les rapports entre amour et pouvoir, avec deux personnages principaux chez qui la soif de gloire se substitue aux autres sentiments humains. Astrée, déesse de la justice convoquée lors du prologue, revient ici en fin de parcours pour sacrifier d’un coup de revolver le trop téméraire Phaéton. Le livret de Quinault est assez fort pour se passer des éléments les plus spectaculaires, et le drame se suffit à lui-même. C’est peut-être la raison pour laquelle les ballets ne sont pas ici dansés, quitte à imposer parfois aux choristes un semblant de chorégraphie dont ils s’acquittent selon leurs capacités (la ronde des Heures, au quatrième acte, ne tourne pas toujours bien rond). Benjamin Lazar manie avec un art suprême le chœur MusicÆterna, proposant pour chaque artiste un véritable rôle, de manière saisissante dans le prologue, où tout est mouvement et où chacun semble suivre sa propre trajectoire.
Dans la fosse, Vincent Dumestre dirige un ensemble nourri, formé par la rencontre du Poème Harmonique avec les instrumentistes de MusicÆterna : le résultat est un orchestre grouillant de vie, auquel le chef impose une riche palette de nuances, changeant sans cesse de couleurs au gré de l’écriture lullyste, avec des effets particulièrement frappants qui collent admirablement à l’atmosphère de l’action.
A ses qualités dramatiques, le chœur MusicÆterna joint un impressionnant travail sur la prosodie du français. Les premiers instants, où l’on n’entend que les voix de femmes, laissent penser que tout n’est pas encore tout à fait au point sur le plan linguistique, mais après l’arrivée des voix masculines l’équilibre d’ensemble se modifie, avec une vigueur d’interprétation qui fait oublier tout reproche. Et ce qui avait pu d’abord surprendre l’oreille moderne, c’est le recours à la prononciation restituée, dont on avait un peu perdu l’habitude depuis Cadmus et Hermione en 2008 : rares sont en effet les baroqueux qui osent aller jusqu’au bout de la restitution pour adopter cette prononciation où l’on fait sonner les « an » et les « en » mais pas le « on », où les s à la fin des mots s’entendent, etc. Pour les quelques artistes russes appelés à tenir de petit rôle, ce français-là n’est peut-être pas plus exotique que le nôtre, et ils s’en acquittent assez bien, en particulier l’impressionnant Protée de Viktor Shapovalov.
L’un des rôles les plus impressionnants de cette tragédie est sans doute celui de Clymène, terrible mère du protagoniste, à qui Léa Trommenschlager parvient à conférer toute sa dimension, malgré un costume qui la fait un peu ressembler à la Duchesse d’Alice au pays des merveilles. La soprano s’impose autant par la beauté de son timbre que par la qualité de son jeu, avec une dimension fascinante qui rappelle un peu ce que Guillemette Laurens faisait de la redoutable Cybèle d’Atys. Deux jeunes voix graves pour les jeunes princesses : très remarquée lors de son passage au CNSMDP, Victoire Bunel interprête avec une grande sensibilité les plaintes où s’exhalent les tourments amoureux de Théone, tandis qu’Eva Zaïcik, tout récemment deuxième prix au concours Reine Elisabeth, est une pudique Libye.
Chez les messieurs, le rôle-titre paraît presque sacrifié, car Phaéton a somme toute peu d’occasions de s’exprimer : toujours aussi juvénile d’allure, Mathias Vidal s’emploie à traduire le caractère ambigu d’un anti-héros perdu par des vantardises de cour de récréation (« Moi, d’abord, mon père c’est le Soleil, na ! »). Cyril Auvity s’en donne à cœur joie dans trois personnages secondaires où il fait forte impression, malgré quelques syllabes du rôle tendu du Soleil, où le soutien a parfois paru lui manquer. Le toujours excellent Lisandro Abadie possède tous les atouts nécessaires, en termes d’étendue de la tessiture comme de maîtrise du discours tragique.