Crédit : Laurent Guizard
Boris Godounov, à Toulouse, un tsar est né
27/11/2023 - Diapason Mag, Emmanuel Dupuy
Au Capitole, Alexander Roslavets triomphe dans le rôle-titre du Boris Godounov de Moussorgski, sous la direction musicale généreuse et tendue d’Andris Poga, et dans un spectacle d’Olivier Py qui sera repris au Théâtre des Champs-Elysées en février et mars prochains.
Matthias Goerne devait chanter Boris à Toulouse, mais il a déclaré forfait. Alexander Roslavets, qui lui non plus n’avait jamais abordé le rôle, a repris le flambeau. A-t-on perdu au change ? Pas sûr, car dès son premier monologue, le remplaçant impressionne par le prestige d’une authentique basse noble, taillée dans le plus somptueux airain, avec une palpitation constante dans les mots et le chant, mais aussi, lorsque la solitude du pouvoir l’accable, des raffinements méditatifs bercés par un legato de miel. Ce monarque bascule dans la folie en faisant briller l’éclat de son registre supérieur, et rend l’âme avec une étreignante délicatesse, ému aux larmes mais toujours maître d’une ligne impeccablement tenue : ce soir, un tsar est né.
Sans doute Roslavets a-t-il été aidé, pour hisser son incarnation à un tel degré de vérité, par un Olivier Py qui n’a pas son pareil pour pousser les chanteurs à se dépasser. Son spectacle s’inscrit dans la grande histoire politique russe, des boyards à nos jours – Boris est lui-même, mais aussi un peu Staline ou Poutine. Le magicien Pierre-André Weitz a une fois encore conçu un ingénieux décor qui permet d’innombrables changements à vue, facilitant avec beaucoup de fluidité l’enchaînement des scènes – on donne sans pause la version originale de 1869, dépourvue en particulier de l’acte polonais et donc plus concise que celle 1872. Nous voilà ainsi transportés d’une forêt de bouleaux à un palais ruisselant d’or, d’immeubles éventrés par la guerre (celle qui sévit aujourd’hui dans le Donbass ?) à une salle du conseil figée dans une blancheur glaçante, de grises façades soviétiques à une sombre cellule monacale.
Excès de didactisme
Si la lisibilité de l’intrigue est à chaque instant préservée, Py n’évite pas un excès de didactisme, avec une tendance récurrente à montrer ce qui n’est que suggéré par le livret. Ainsi, quand Grigori évoque un mauvais rêve où il se fait conspuer par la foule, on voit ce qu’il décrit ; quand Pimène raconte l’assassinat du tsarévitch, des figurants miment la scène ; quand on explique à Boris qu’un imposteur marche sur Moscou avec le soutien du pape, Grigori paraît accompagné d’un souverain pontife hilare. Et cætera. Dommage, car outre des mouvements de foule impeccablement réglés, le théâtre de Py n’affirme jamais mieux sa grandeur que dans le dépouillement. Par exemple lorsque Boris est en proie aux hallucinations, seul à l’avant-scène, face au fantôme du tsarévitch – dont l’apparition, alors, se justifie –, avant qu’il soit englouti par les flammes. À la fin, quand le successeur de Boris se coiffe de la couronne, un geste de Chouiski nous fait comprendre que l’histoire recommence…
Si la mise en scène équilibre à merveille fastes spectaculaires et recueillement intimiste, on peut en dire autant de la direction musicale d’Andris Poga. À en faire trembler les murs, cette lecture décuple pendant le sacre la puissance des chœurs et de l’Orchestre national du Capitole – tous fabuleux –, pour mieux tisser ensuite les mille détails du subtil tapis instrumental déroulé sous les voix, plein de nuances et de couleurs, tout en pleins et déliés. Et sans jamais relâcher le fil de la narration, en un discours parfaitement architecturé, avec une ferveur qui ne s’essouffle guère.
Bonheurs constants
Outre Roslavets, le plateau réserve des bonheurs constants. Chez les ténors, victoire sans partage : pour le Faux Dimitri malléable et plein de sève d’Airam Hernández ; pour le Chouiski à la couleur plus nasillarde mais aux accents venimeux de Marius Brenciu ; pour l’Innocent touché par la grâce de Kristofer Lundin. Malgré quelques écarts d’intonation, le Pimène de Roberto Scandiuzzi en impose avec son grave et ses phrasés de contrebasse, tout comme le Varlaam de Yuri Kissin, exemplaire dans l’ébriété de sa chanson sur le siège de Kazan.
Chez les dames, Lila Dufy chante la peine de Xenia avec un pleur sur une voix qui distille de doux charmes vibratiles ; entre flamme et velours, Victoire Bunel accomplit avec beaucoup de sincérité le travesti de Fiodor ; Sarah Laulan campe une Aubergiste au tempérament aussi corsé que son mezzo, pas fâchée de jouer les bombasses peroxydées. Et en quelques répliques, la Nourrice de Svetlana Lifartire son épingle du jeu, comme le Chtchelkalov du radieux Mikhail Timoshenko, ou encore l’implacable Nikititch de Sulkhan Jaiani.
Rendez-vous à Paris en février et mars prochains, où l’on reverra le spectacle, avec un autre orchestre (le National), mais le même chef et une distribution identique – hors le rôle-titre, pour lequel est toujours annoncé Matthias Goerne.
Boris Godounov de Moussorgski. Toulouse, Théâtre du Capitole, le 24 novembre. Représentations jusqu’au 3 décembre.
Puis reprise à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, du 28 février au 7 mars 2024.