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Phaéton (Olyrix)

Tragédie (lyrique) à Versailles : Phaéton refuse d’arrêter son char !

01/06/2018 - Olyrix - Stéphane Lelièvre

L’Opéra Royal de Versailles, en collaboration avec celui de Perm, propose le rare Phaéton de Lully dans une version scénique et musicale longuement applaudie par le public : un triomphe pour Vincent Dumestre et ses troupes, mais aussi pour Benjamin Lazar. Sauf erreur, le Phaéton de Lully et Quinault (1683) n’avait pas été proposé en version scénique en France depuis le spectacle de Karine Saporta donné à Lyon en 1993, avec Les Musiciens du Louvre dirigés par Marc Minkowski. Au concert, l’œuvre a également été peu entendue : à Beaune tout d’abord, puis à Paris (salle Pleyel) en 2012, avec Les Talens Lyriques de Christophe Rousset (les interprétations de Marc Minkowski et de Christophe Rousset ont toutes deux fait l’objet d’enregistrements audios, chez Erato-Musifrance pour la première, chez Aparté pour la seconde). 

C’est pour le moins surprenant, tant l’œuvre s’avère absolument efficace sur un plan dramatique, et regorge de beautés musicales : splendides duos entre Théone et Phaéton, ou entre Théone et Lybie (acte II, scène 3 : « Que l’incertitude / Est un rigoureux tourment ! »), pages éminemment dramatiques (les prédictions de Protée au finale du premier acte : « Tu vas tomber, n’attends plus de secours »), ou émouvantes (la belle plainte de Théone au début du troisième acte : « Ah! Phaéton, est-il possible / Que vous soyez sensible / Pour une autre que moi ? »). À n’en pas douter, il faut compter Phaéton au nombre des plus belles réussites de Lully et Quinault.

Le livret, inspiré d’Ovide, raconte le sort tragique de Phaéton, fils du Soleil, souhaitant par vanité conduire le char de son père et ayant par sa maladresse déclenché de terribles incendies sur la Terre, avant de mourir foudroyé par Jupiter. À cette trame s’entrelacent d’autres actions et tensions : familiales (Clymène, la mère de Phaéton est partagée entre son désir de voir son fils sortir glorieux d’une épreuve surhumaine et sa crainte de le perdre), sentimentales (l’amour de Phaéton et Théone est mis à mal par le possible mariage de Phaéton et de Lybie, lequel mariage permettrait au fils du Soleil d’accéder au trône d’Égypte), ou politiques (la rivalité entre Phaéton et Épaphus). 

Le livret comporte évidemment une dimension fortement allégorique : il est vain et dangereux de vouloir rivaliser avec le (Roi) Soleil, et trop d’arrogance peut conduire un éventuel rival à sa perte. C’est pourtant moins cette référence historique qui séduit le public du XXIe siècle que la construction d’un livret offrant un panel de situations et de sentiments propre à exciter l’imagination de Lully, qui signe avec cette tragédie lyrique quelques-unes de ses pages les plus inspirées.

Les représentations données actuellement à l’Opéra Royal de Versailles le confirment, et l’équipe musicale réunie pour ce spectacle rend pleinement justice à l’œuvre. À commencer par les musiciens du Poème Harmonique qui parent l’orchestre de couleurs chatoyantes et interprètent la musique de Lully avec la rigueur, la précision mais aussi toute la palette de nuances qu’elle requiert. Ils sont dirigés par un Vincent Dumestre hautement inspiré, proposant une lecture de l’œuvre nerveuse, dramatique, mais n’excluant nullement l’émotion ni la tendresse lorsque le livret l’exige. L’œuvre avance (quand d’aucuns jugent le dramatisme du livret en cinq actes un peu faible), par une savante alternance d’ambiances et de climax contrastés, sans jamais rompre pour autant l’impression de continuité qui est le propre de la tragédie lyrique française. 

Fondé en 2004 par Teodor Currentzis, le Chœur de l’Opéra de Perm MusicÆterna participe à cette série de représentations. Même si son répertoire s’avère très éclectique, cette formation excelle particulièrement dans les œuvres baroques, et elle en fournit ici une nouvelle preuve : homogénéité des registres, précision, musicalité, transparence, tout, jusqu’à la prononciation restituée du français classique, témoigne d’un travail de fond et d’une excellente préparation.

Tout en manifestant la même rigueur stylistique et le même soin apporté à la déclamation que plusieurs de ses confrères, Mathias Vidal donne à entendre, lorsque le contexte l’exige, une puissance vocale ou certaines envolées lyriques que tous les ténors baroques n’ont pas forcément en partage – au risque parfois de déstabiliser très légèrement l’équilibre du plateau. Sa voix se montre remarquablement saine sur toute l’étendue du registre, et la technique aguerrie du chanteur lui permet de très nombreuses nuances, de la vocalise délicatement ciselée de « Je vole » lorsque Phaéton s’envole vers le Soleil à la fin du troisième acte, jusqu’aux aigus très doux, chantés pianissimo de « La mort ne m’étonne pas / Quand elle me paraît belle » (acte IV). 

Quant à la composition du personnage, elle est exemplaire, musicalement et dramatiquement : enfant gâté, vexé, arrogant, ambitieux, inconscient, parfois touchant, toutes les facettes du héros sont rendues avec un naturel et une aisance qui suscitent l’enthousiasme du public au rideau final. Les autres interprètes masculins, moins présents, s’avèrent d’un excellent niveau, du sonore Protée de Viktor Shapovalov à l’Épaphus de Lisandro Abadie (qui interprète aussi Saturne et Jupiter), baryton-basse à la voix fière et bien timbrée et acteur de belle prestance, ou encore le Soleil de Cyril Auvity (un rien en difficulté dans l’aigu cependant), qui chante également les rôles de Triton et de la Déesse de la Terre.

Côté féminin, les deux fiancées de Phaéton rivalisent de beauté et d’élégance vocales : Éva Zaïcik (Lybie) séduit par son timbre aux magnifiques reflets mordorés, et Victoire Bunel touche le cœur du public dans le beau rôle de Théone, par son interprétation scénique engagée et l’émotion dont elle pare chacune de ses interventions, notamment la magnifique première scène de l’acte III dans laquelle Théone essaie désespérément de retenir Phaéton, avec des mots et des accents qui, curieusement, préfigurent très nettement ceux de la Didon berliozienne : 

« Quoi, malgré ma douleur mortelle, / Au mépris de mes pleurs, votre cœur infidèle / Rompt des nœuds qui devaient à jamais nous unir ? […] Que l’Amour soit vengé ; qu’il allume la foudre ; / Que ce superbe ambitieux / Tombe avec sa grandeur et soit réduit en poudre. » Belle incarnation également de la reine Climène par Léa Trommenschlager, qui délivre notamment un très touchant « Vivez, et bornez vos désirs / Aux tranquilles plaisirs / D’une amour mutuelle ».

La mise en scène de Benjamin Lazar est une sorte de compromis entre la reconstitution historique d’un spectacle d’époque (gestuelle codifiée, éclairages en contre-plongées, les chanteurs se trouvant parfois littéralement « sous les feux de la rampe ») et relecture non pas contemporaine (même si certains costumes ou éléments de décor ressortissent de toute évidence à notre époque) mais atemporelle. Le spectacle distille une émotion parfaitement accordée à celle transmise par la musique et offre certains tableaux inoubliables, telle la première scène de l’Acte III (présentant un jeu subtil sur les éclairages et les ombres – parfois inversées sur le mur en fond de scène, ou projetées jusque sur le plafond de l’Opéra), ou la magnifique apparition finale du char de Phaéton, éblouissante roue lumineuse du centre de laquelle le fils du Soleil émerge. 

Se donnent également à voir quelques extraits filmés qui fort heureusement ne se substituent jamais à la mise en scène elle-même, ni surtout ne véhiculent de message lourdement didactique. Tout au plus comprend-on, par les images de cérémonies ou de défilés militaires passés ou (très) contemporains que Benjamin Lazar perçoit l’œuvre comme une fable sur le pouvoir, son attrait, ses dérives possibles, ce que la lecture du livret de Quinault autorise tout à fait.

Succès complet pour ce spectacle que l’on espère pouvoir applaudir de nouveau lors d’éventuelles reprises, vivement souhaitées !